J’observe le mouvement des gilets jaunes avec fascination et je ne peux m’empêcher de voir à quel point il fait voler en éclat nos modèles mentaux, c’est à dire la façon dont nous expliquons le monde. Je m’intéresse au changement, ou plutôt à la difficulté de changer, et comme la plupart des observateurs, et même des acteurs, je n’arrive pas à trouver une explication satisfaisante à ce mouvement car il défie les classifications existantes. C’est bien-sûr le propre des phénomènes de rupture, qu’ils soient industriels, sociaux ou politiques et à ce titre déjà, ce mouvement est important. En faisant voler en éclat nos modèles mentaux, les ruptures créent d’abord la confusion parmi les acteurs, et préparent le terrain pour celui qui saura reconstruire un modèle sur la base de cette confusion. C’est au stade de confusion que nous sommes et la suite va être assez intéressante.
Ces dernières semaines ont été l’occasion d’un déluge d’analyses de la part des analystes, sociologues et politiques de tous poils qui s’en donnent à cœur joie pour nous expliquer le mouvement (ou désormais faut-il l’appeler insurrection?) des gilets jaunes; mais aucune explication n’est selon moi vraiment satisfaisante.
Confusion de modèles mentaux
On peut ainsi avoir une lecture du phénomène au travers de plusieurs modèles mentaux:
Un modèle mental libéral: le peuple se révolte -enfin!- contre les impôts qui nous écrasent depuis si longtemps. Il faut complètement revoir la fiscalité française.
Un modèle mental autoritaire: ce mouvement est noyauté par les extrémistes et il faut absolument rétablir l’ordre et dégager les barrages qui empêchent les honnêtes gens d’aller travailler. C’est l’ordre républicain qui est en jeu. Ça ne peut plus durer et il faut d’ailleurs songer à déclarer l’état d’urgence.
Un modèle mental légitimiste: un président a été élu, il a obtenu une large majorité à l’assemblée nationale, laissons-le gouverner, nous jugerons en fin de mandat.
Un modèle mental de gauche: le peuple se révolte contre la vie chère et le Président des riches.

Casseur… de modèles mentaux (Source: Wikipedia)
Un modèle mental géographique: c’est la révolte des campagnes contre les villes.
Un modèle mental historique: Ah encore une jacquerie, spécialité française. On distribuera quelques sucreries pour calmer les gueux, on pendra quelques meneurs, et la vie reprendra son cours.
Un modèle mental politique (il y en a plein): les bobos parisiens poussent pour une transition écologique au moyen de l’impôt, ce qui augmente le prix des voitures et du carburant, car ils peuvent encaisser les augmentations (ou rouler en vélo car ils sont en ville, mais sauf pour partir en week-end), alors que ces augmentations étranglent ceux qui sont fragiles économiquement. C’est la gauche écolo-bobo contre le peuple. Ou alors: l’écologie est un prétexte commode pour faire passer des taxes à un État désespéré dont c’est le seul horizon politique. Ou encore l’argument Bercy: on a tellement taxé les riches qu’il ne nous reste que les pauvres.
Un modèle mental économique: les gilets jaunes sont les grands perdants d’un pari stupide, le pari sub-urbain: je vis loin du centre et de mon travail parce que ça me permet d’acheter une maison moins chère; en contrepartie de quoi je passe du temps dans ma voiture (c’est la taxe des pauvres). L’augmentation inattendue des frais automobiles (carburant, contrôle technique, réglementations rendant les voitures plus chères, fermeture des centres, etc.) rend le calcul caduc. Je suis furieux de m’être fait avoir et j’en veux à la terre entière.
Un modèle mental syndicaliste: organisons un « Grenelle » du pouvoir vivre, ou un autre nom dans l’air du temps avec du social dedans, car Grenelle est le modèle mental français suprême (avec la taxation) selon lequel il n’est pas un problème que quelques puissants assis en petit comité autour d’une table ne puissent régler dans le dos de ceux qui en souffrent pour reprendre le contrôle à la rue.
Un modèle mental médiatique: les médias donnent une importance exagérée à un mouvement minoritaire pour faire de l’audience; ou alors: les médias reflètent un problème de fond du peuple.
Et la liste peut continuer ainsi…
Réinventer des modèles
Évidemment lorsque nos modèles mentaux sont attaqués, la réaction immunitaire ne se fait pas attendre. Une journaliste très Rue Saint Guillaume promettait ainsi de nous dévoiler « les vrais leaders des gilets jaunes », car il existe un modèle mental bien ancré qui veut que s’il y a mouvement, il doit forcément y avoir leader(s). Les gilets jaunes disent « les taxes nous étranglent »; le Président répond « Ils ont raison, le pouvoir d’achat est un vrai problème. » Ils posent le problème en termes de taxes, il le pose en termes de pouvoir d’achat, les deux modèles sont incompatibles, le dialogue ne peut avoir lieu.
Nous essayons désespérément de lire une situation donnée avec nos modèles mentaux actuels même lorsqu’ils sont déjà dépassés. Ce n’est pas nouveau. Dans les années 60, le conflit israélo-palestinien avait déchiré la gauche qui ne pouvait pas le « lire » selon Marx comme une révolte prolétarienne. Ici l’homme de gauche est confus parce que peuple se révolte, mais contre les taxes, pas contre les salaires, et remet donc en cause non pas le grand capital mais l’État qu’il voit pourtant comme le grand défenseur du-dit peuple. Il est surtout confus s’il s’intéresse désormais plus à l’écologie qu’au peuple et voit donc ce lui-ci comme égoïste face au danger du réchauffement climatique (la droite elle ne s’intéresse de toute façon pas au peuple – qui s’y intéresse donc?). Camus disait que mal nommer les choses c’est ajouter à la misère du monde, et l’erreur de modèle mental n’en n’est que l’expression au carré.
Raidissement du modèle mental
Une autre manifestation de la réaction immunitaire est naturellement de considérer les gilets jaunes comme des barbares. C’est effectivement le sentiment éprouvé lorsqu’on voit des hordes masquées saccager les centres villes. Nous sommes profondément choqués que l’Arc de Triomphe soit vandalisé (de Vandales, peuple barbare du temps de l’empire Romain), mais c’est précisément parce que cela a tant de valeur symbolique pour nous qu’il est mis à sac par ceux pour qui il n’en a aucune. Cette mise à sac est la traduction du décalage de modèles mentaux des forces en présence. En parlant de modèles mentaux, il est intéressant de noter que la plupart de ces dégradations sont le fait de bons petits blancs bien de chez nous alors que cela fait des années que nous avons été conditionnés (modèle mental) à attendre des razzias venant des banlieues et plus récemment des réfugiés. La surprise n’est pas venue de là où on l’attendait, autre manifestation de la fausseté de nos modèles. In da face!
Le premier devoir face à une surprise est un devoir de compréhension: que se passe-t-il? Qu’est-ce que cela signifie? Peu s’y attachent sérieusement. Nous avons déjà vécu cette incapacité à lire une situation, avec l’élection surprise de Donald Trump, le Brexit, le Printemps Arabe et l’élection d’Emmanuel macron entre autres.
Cette réaction à l’inadéquation de notre modèle mental face à une réalité qui nous échappe est un raidissement assez normal. On s’arque-boute sur notre vision du monde car elle est mise en cause et, au travers d’elle, c’est notre identité qui est mise en cause. C’est ainsi que plusieurs observateurs et certains syndicats policiers appellent désormais ouvertement à l’instauration de l’État d’urgence, arguant que la condition à la résolution de la situation est le rétablissement de l’ordre qu’on appelle, pour la circonstance, ordre républicain (ça sonne mieux). L’argument se tient, mais il sent la panique et le modèle est fragile: c’est en effet le même qui était utilisé pour la guerre d’Algérie: on gagne la guerre, on rétablit l’ordre, puis on négociera. Mais dans un pays républicain, l’ordre ne peut en principe aller sans la justice, ce qui complique les choses.
Ouvrons nos modèles
C’est le propre des situations disruptives que de remettre en question nos modèles mentaux. La confusion que nous ressentons est donc normale, quoique désagréable pour ceux qui pensent qu’être intelligent devrait permettre de lire toutes les situations. La réaction ne devrait toutefois pas être de se raidir et de se refermer, mais au contraire de s’ouvrir et d’élargir nos modèles mentaux (ce qui n’empêche pas le maintien de l’ordre et la poursuite des casseurs) pour en créer de nouveaux. Cela passe notamment par l’acceptation d’une réalité duale: oui, les gilets jaunes sont sympathiques et horripilants; oui ils sont courageux et pitoyables; oui ils disent des choses justes et d’autres absurdes; oui ils sont légitimes parce qu’ils sont le peuple et qu’ils sont acculés, mais il y a d’autres sources de légitimité et tout le peuple ne pense pas comme eux, etc. Cela passe également par une redéfinition des catégories socio-politiques. Peut-être la grande leçon d’une époque trouble est-elle que nous devons remixer nos modèles et apprendre à vivre avec une certaine ambiguïté et attendant d’en voir émerger de nouveaux.
Mais la question n’est pas juste de comprendre et de donner du sens, même si c’est déjà difficile comme le montre la confusion actuelle. La question est de savoir ce que l’on peut faire d’une situation ambiguë, c’est à dire, peut-être, d’un nouveau monde qui naît dans la douleur. En l’occurrence, qui inventera un nouveau modèle mental pour ce monde? Souhaitons que celui ou celle qui s’en saisira et lui donnera un sens soit animé de bonnes intentions.
Sur l’importance des modèles mentaux en situation de changement, lire mon article Comment le modèle mental s’oppose au changement: la tragédie des colons du Groenland.
Votre article est remarquable par la distance qu’il prend pour tenter d’englober le problème dans son ensemble.
Je voudrais juste soumettre à votre réflexion deux éléments pour moi fondamentaux : l’immense majorité des modèles mentaux croit en la création de richesses alors que cette richesse n’est que faussement créée par la montée de la dette, fruit de la création de fausse monnaie par les banques.
L’immense majorité des modèles mentaux a oublié que la monnaie qui est un titre de créance sur le groupe qui utilise cette monnaie, doit être causée par une véritable dette qu’a la collectivité vis-à-vis du porteur du billet. Cet oubli a fait sauter toutes les digues que la rareté de la monnaie avait construites.
Je suis entièrement d’accot Avec votre analyse. Un bouleversement de la France et du monde est en train de se produire et depuis un certain temps . Deux mondes s’affrontent, l’ancien qui en avait les clés et le nouveaux qui est à la recherches des bonnes serrures adaptées à chaque porte d’entree Et bien sûr avec les bonnes clés . Ce bouleversement fait peur , on lit ce nouveau monde avec les codes de l’ancien. On a peur . Ce nouveau est en train de se créer mais il faut du temps. L’appareil politique est en train de changer, nos entreprises sont en train de changer, notre quotidien, nos vies sont en train de changer mais ce changement se met en place pas à la même vitesse car le monde ne sait pas créer en un jour pour le nouveau mode sa création est en train d’emerger Il est à ses prémisses et mettra du temps . Il faut s’attendre à encore des manifestations du peuple , c’est leur manière peut être de se transformer et de comprendre ce changement .
Un autre point que j’entrevois, et qui va poser d’affreux problèmes pour gérer le dossier, c’est que les Gilet Jaunes, qui fonctionnent dans les catégories, vaches sacrées, boucs émissaires et tabous, n’osent même pas s’attaquer frontalement ce qui les a fait réagir.
Ça me fait penser à la révolte de certains dans les régimes religieux, quand on doit dire « Je soutiens la Religion, MAIS »… j’ai entendu pas mal de « MAIS », et je n’ose même pas dire sur quoi tellement j’ai honte.
Pour aggraver la situation, non seulement on refuse de dénoncer ce qui vous fait mal, ce qui vous semble absurde d’après les informations secrètes qui circulent sur les réseaux sociaux (les dossiers AutoPlus, l’UsineNouvelle, les rapports EDF, l’Agriculturale Health Study, les rapports de la DGAL) que les journalistes ne se sente pas devoir relayer, mais le Français moyen, du 16e arrondissement au fin-fond de la Creuse, a une formation économique profondément anti-économique, marxiste, et la réponse face à une situation délirante et pénible, est de hurler le discours « bouc-émissaire » et d’y ajouter un délire étatiste « yakafokon ».
Un article de l’Usine Nouvelle explique ainsi (le les GJ vont le lire), que l’électrique à l’allemande pollue plus que le diesel, et qu’en France ce serait bien si on installait des EPrRet pas des éoliennes… Dur de payer sa taxe sur le gazole pour détruite le climat …
dans le genre on stigmatise le diesel qu’on a encensé, alors que jusqu’à récemment le diesel polluait moins en CO2 et particules que les essences récentes, et que désormais c’est les même niveau de pollution qui s’appliquent.
Le problème est indicible, les solutions inconcevables…
On dénonce donc des boucs émissaires, et on propose les vaches sacrées habituelles…
Ca va mal finir, et les Gilets Jaune ne sont qu’une partie.
Par mon réseau je sais que les agriculteurs sont au bout du rouleau, a cause des dernières lubies du gouvernement, et surtout du fait que ca ne soit ni fondé moralement, ni scientifiquement, ni économiquement, juste lié à des intérêts partisants.
Les gars de l’électricité/nuke sont plus rationnels, mais coté voisinage des Éoliennes, avec les lois qui abattent les réglements de santé publique, de l’urbanisme, au détriment des riverains, vont probablement déclencher des révoltes…
À ce que je comprends, les vaches sacrés et tabous interdisent de dire des choses, et les gens informés observent l’absurdité et l’hypocrisie de certaines décisions. Un peu comme la pédophilie dans l’église, qui décrédibilise les dogmes.
Impossible de demander des efforts quand les gens savent que c’est absurde et infondé.
Nb: j’ai ma grille d’analyse et votre article résonne avec ma tendance naturelle à plaquer mon modèle mental. Logiquement je fais de grosses erreurs.
Merci de votre honnêteté sur votre modèle mental. Nous le faisons tous et c’est normal. En avoir conscience, c’est déjà beaucoup.
j’aime beaucoup votre analyse. Mais comment pouvons nous nous adapter intellectuellement à ce paradoxe énoncé par un vieux chinois barbu : la seule chose qui ne change pas, c’est le changement. J’imagine que pour celui qui sait utiliser le Yi jing, la situation est passionnante.
Déjà être conscient de l’enjeu et du fait que le point d’entrée est le modèle mental c’est beaucoup…